Un pays divisé
Après la révolution de 2011, mettant fin à 41 années de règne de Kadhafi, la guerre civile (2014-2020) a abouti à la division est-ouest du pays. Le Gouvernement d’unité nationale (GUN) administre le nord-ouest. Basé à Tripoli et jouissant de la reconnaissance internationale, il est dirigé par le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, le Haut Conseil d’État (chambre haute) et le Conseil présidentiel. Le GUN a reçu pour mandat de l’ONU de conduire la Libye à des élections présidentielles et législatives initialement prévues en décembre 2021. Le report sine die de ces élections s’est soldé par la création du Gouvernement de stabilité nationale (GSN), basé à Syrte et Benghazi, contrôlant les trois quarts du pays (est et sud), comprenant l’essentiel des installations pétrolières et gazières. Il est dirigé par le Premier ministre Oussama Hammad et soutenu par la Chambre des représentants (chambre basse), ainsi que par l’Armée nationale libyenne (ANL) dirigée par le maréchal Haftar. Les deux administrations sont soutenues par diverses milices – incluant des mercenaires étrangers, dont Africa Corp (ex Wagner) à l’est – ou corps militaires, dont l’ANL (Armée Nationale Libyenne) du maréchal Haftar, considéré comme le véritable dirigeant de l’est du pays. Des tentatives régulières de réunification des institutions interviennent, parfois sous l’égide de la Mission de l’ONU (MANUL) et de la communauté internationale, sans succès.
À l’été 2024, la Banque Centrale de Libye (BCL) est devenue le théâtre d’une crise politico-financière majeure, reflet de cette bicéphalie. Le remplacement du gouverneur par un proche de Dbeibah a déclenché une série d’événements dramatiques : enlèvement du directeur informatique de la BCL, affrontements armés à Tripoli entre milices d’allégeances opposées, et suspension des opérations bancaires. En réaction, les autorités de l’Est ont bloqué la production et les exportations pétrolières, ralentissant fortement l’activité économique du pays. Un accord a finalement été trouvé en septembre 2024, sous médiation de l’ONU, aboutissant à la nomination d’un nouveau gouverneur et à la reprise des activités. L’année 2025 est aussi marquée par les violences. En mai, l’assassinat de Gheniwa, le chef d’une milice très influente au GUN et à la BCL, a déclenché de nombreux affrontements entre factions armées à Tripoli et une attaque sur les locaux de la banque centrale, causant le décès de 70 civils. Bien que les circonstances du décès restent opaques, les soupçons se dirigent vers la Force 444, milice formée par le premier ministre Dbeibah, qui était en désaccord politique avec Gheniwa, notamment concernant la politique de la BCL. Les mêmes suspicions fleurissent à l’occasion d’un incident similaire intervenu fin juillet, faisant craindre une nouvelle montée des tensions entre factions, voire de nouveaux déferlements de violence. Ces assassinats politiques ont, certes, permis à Dbeibah de renforcer son emprise sur les institutions et sur Tripoli, mais ils perturbent l’activité de la banque centrale, la production pétrolière et la vie des Libyens.
La partition politique libyenne s’inscrit dans un jeu d’alliances régionales et internationales. Le GUN bénéficie du soutien du Qatar et de la Turquie, cette-dernière fournissant matériels et hommes (milices turco-syriennes) à l’Ouest. À l’inverse, le GSN est soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Russie, présente dans plusieurs bases aériennes dans l’est du pays et semble contrôler celle de Maaten Al Sarra dans le grand sud. Les pays voisins – Algérie, Tunisie, Tchad, Niger et Soudan – entretiennent des relations ambigües avec les deux gouvernements. Le rapprochement entre l’Egypte et la Turquie, respectivement en soutien au GSN et au GUN, peut favoriser un rapprochement entre ces derniers.
Après une année chaotique, un fort rebond économique grâce à la production de pétrole
En 2024, l’activité économique a été freinée par l’interruption, pendant plus de cinq semaines, de la production et de l’exportation de pétrole dans l’est du pays, en représailles au congédiement du gouverneur de la BCL – ce secteur représentant 60% du PIB. La croissance devrait fortement rebondir en 2025, grâce à l’augmentation de la production – y compris par rapport à 2023 –, sous réserve que la situation politique reste calme. A l’inverse, les dépenses publiques devraient fortement diminuer en 2025, après une augmentation sans précédent en 2024 (+60%).
La consommation des ménages, tout comme l’emploi privé (14% de l’emploi officiel total, 5% pour les femmes), échappe en grande partie à la statistique en raison de son informalité. Très dépendante des importations, de l’emploi public et de la dépense publique, elle devrait tout au plus croître modérément, notamment en raison de la dévaluation du dinar, en avril 2025, et de l’accès aux devises étrangères limité – pour les importations dites « non essentielles » - et taxé (à hauteur de 15%). Par ailleurs, bien que les subventions sur le carburant et l’électricité contribuent grandement à contenir l’inflation, elle reste largement sous-estimée, malgré le renouvellement, début 2025, de la méthode de calcul employée. Elle est essentiellement portée par le prix des produits alimentaires.
Enfin, la banque centrale devrait continuer de jouer un rôle primordial : au-delà de la gestion des réserves de change (31 mois d’importations de réserve) et du taux de change du dinar, elle est aussi garante de l’équilibre budgétaire en l’absence de coordination entre les deux gouvernements, et souvent tenue responsable par la population des difficultés économiques. L’abandon du mécanisme « oil swap », qui permettait aux deux gouvernements d’échanger à l’international du pétrole brut contre des produits raffinés (carburant) selon des modalités très opaques favorisant la corruption, devrait légèrement simplifier la mission de la BCL : en récupérant le contrôle sur la totalité des recettes en devises issues des exportations de brut, elle devrait pouvoir mieux gérer les réserves de change, renforcer la transparence budgétaire, et limiter les captations de rentes par les milices. Les revenus de l’entreprise pétrolière nationale (NOC) devraient aussi sensiblement profiter de la suppression de ce dispositif.
Une situation budgétaire très incertaine
Habituellement excédentaire, la balance budgétaire libyenne a enregistré en 2024 un déficit massif (25 % du PIB), conséquence d’une hausse des dépenses de plus de 80 milliards de dinars (16,5 milliards USD). Les trois quarts de cette somme ont été engagées par le gouvernement de l’est en « dépenses extra-budgétaires », sans coordination avec l’Ouest ni transparence, bien que présentées comme des investissements. La fin du mécanisme «?Oil Swap?» a également contribué à la hausse des dépenses – via l’augmentation des importations de carburant et des subventions énergétiques –, tout comme les investissements dans la NOC et la rénovation du réseau électrique. La nouvelle taxe sur les transactions en devises étrangères a compensé l’affaissement des revenus fiscaux sur la production de pétrole, mais n’a pu couvrir que très partiellement l’augmentation des dépenses. En 2025, le déficit devrait se résorber fortement : sous réserve d’une meilleure coopération entre les deux gouvernements – ce qui demeure très incertain – les dépenses publiques diminueraient largement. De plus, les revenus de l’imposition sur la production de pétrole augmenteront significativement. Ils compenseront les moindres revenus de la taxe sur les transactions en devises étrangères, dont le taux a été réduit de 27% à 15%.
Le déficit de 2024 a fortement aggravé l’endettement du pays. Cependant, cette dette est détenue entièrement par la banque centrale. Libellée en monnaie nationale, elle ne porte pas d’intérêt, ne présente pas d’échéancier de remboursement et peut être annulée par des procédures administratives.
En 2024, les comptes extérieurs se sont nettement détériorés, sous l’effet combiné de la baisse des exportations d’hydrocarbures, et de la forte hausse des importations alimentée par une expansion budgétaire désordonnée. Malgré ce retournement, les réserves officielles ont augmenté de 4,5 milliards USD, grâce à une revalorisation des avoirs en or. En 2025, le compte courant devrait s’améliorer légèrement, porté par la reprise de la production pétrolière. Les importations resteront élevées, notamment en raison de la fin du mécanisme «?Oil Swap?», qui entraîne désormais la comptabilisation des importations de carburants dans les statistiques. Le compte des services restera déficitaire, la Libye employant une main-d’œuvre étrangère dans le secteur pétrolier. Les investissements directs étrangers demeurent stables et concentrés dans les hydrocarbures et les services associés. Ils proviennent principalement d’acteurs déjà présents — notamment néerlandais, américains, italiens ou sud-coréens — qui restent prudents face au désordre institutionnel persistant, malgré l’offre de nombreux blocs pétroliers. Les IDE prennent souvent la forme de coentreprises avec la NOC, comme l’exige la législation libyenne, et bénéficient d’un cadre incitatif (exonérations fiscales, douanières), mais limité par des restrictions sur la propriété étrangère.