Croissance élevée soutenue par la demande intérieure et la réexportation vers la Russie
La croissance économique, après les sommets atteints entre 2022 et 2024, devrait ralentir en 2025 et 2026, en raison de la stabilisation progressive des réexportations vers la Russie. Toutefois, la demande intérieure poursuivant son expansion, la croissance demeurera robuste. Elle est soutenue par la consommation privée, financée par l’affluence croissante des transferts des travailleurs immigrés (provenant à 95% de Russie), l’augmentation des salaires réels, et la progression du crédit à la consommation. La demande est aussi portée par l’investissement public dans l’énergie hydroélectrique et des infrastructures de transport. Le financement concessionnel de ces investissements repose sur des partenaires régionaux : le plus grand barrage hydroélectrique en cours de construction (Kambarata-1) est cofinancé par l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, et par des institutions multilatérales (Banque asiatique de développement et Banque mondiale). Le chemin de fer Chine-Kirghizistan-Ouzbékistan est construit par une société détenue à 51 % par la Chine, tandis que le Kirghizistan et l’Ouzbékistan en détiennent chacun 24,5 %. Par ailleurs, la construction résidentielle et commerciale (soutenue par l’État) et la production des matériaux afférents, ainsi que l’extraction– notamment d’or, qui représente 6% du PIB et qui devrait fortement croitre en valeur grâce à la hausse des cours – et l’industrie métallurgique seront des moteurs de la croissance.
Depuis le début de la guerre en Ukraine (2022), la croissance a aussi été portée par l’essor rapide des réexportations (principalement de Chine) vers la Russie, que le Kirghizistan choisit de ne pas comptabiliser officiellement en raison de leur appartenance à l’Union Douanière Eurasiatique. Le Kirghizistan participe au contournement des sanctions occidentales. Ainsi, 38% des importations totales (hors carburants) seraient réexportées vers la Russie. Cela stimule l’activité directement, via des opérations d’étiquetage ou d’assemblage, et, indirectement, par l’augmentation des recettes douanières et le développement des réseaux de transport.
Plusieurs risques menacent l’économie pour 2025 et 2026. D’abord, l’accélération de l’inflation observée au premier semestre 2025, due à la vigueur de la consommation et la dépréciation du som, devrait se poursuivre. La banque centrale pourrait relever son taux directeur (9,25%) pour maintenir l’inflation dans sa cible (5–7 %), ce qui freinerait les investissements immobiliers. Ensuite, la guerre russo-ukrainienne a des effets ambivalents : elle stimule la réexportation, mais le ralentissement projeté de l’économie russe ou une dépréciation du rouble pourrait peser sur les transferts de la diaspora.
Hausse de l’investissement public et ralentissement des recettes fiscales non compensées par la hausse du produit de l’or
Après un large excédent en 2024, le solde budgétaire devrait revenir dans le rouge en 2025. Les recettes publiques devraient progresser moins vite en raison d’un ralentissement du produit des droits de douane, et de la TVA. Parallèlement, les dépenses d’investissement devraient croître fortement, en lien avec la construction du chemin de fer et des barrages hydroélectriques – projets en partie financés par l’émission d’euro-obligations. Ce mode de financement, nouveau pour le pays, a été rendu possible par l’amélioration de la note souveraine (B+, S&P), le 31 mars 2025. Cela ne sera pas compensé par l’augmentation des dividendes versés par la société nationale qui exploite la mine d’or de Kumtor, en lien avec la hausse du cours. La stabilisation des dépenses de fonctionnement incluant le gel des salaires et des effectifs sera contrebalancée par la hausse des achats de biens et services.
Le poids de la dette publique devrait ainsi augmenter en 2025 et 2026, année qui présentera un profil similaire, toujours très en-deçà du seuil d’insoutenabilité (50% du PIB). La part domestique de la dette est détenue par les banques commerciales kirghizes et le fonds de sécurité sociale. Le solde (73%) se répartit entre la Chine (37% de la dette extérieure), le FMI et la Banque mondiale (23%), la Banque asiatique de développement (17%). La Banque islamique de développement, la Banque eurasienne de développement, et des créanciers bilatéraux (dont le plus important est le Japon) détiennent le reste.
Le déficit courant massif (31% du PIB en 2024) est imputable aux réexportations vers la Russie : de ces opérations, ne sont enregistrées que les importations et pas les exportations, creusant artificiellement la balance commerciale. Ceci explique la présence d’ « erreurs et omissions » représentant 22% du PIB dans la balance des paiements. Ce maquillage comptable mis de côté, le déficit de la balance courante s’établirait à seulement 8,3% du PIB en 2024. Ainsi, en écartant les biais liés à la non-comptabilisation officielle des réexportations, et en raisonnant sur la base des flux économiques réels, le déficit courant devrait se creuser en 2025, reflet du ralentissement des réexportations, partiellement compensé par les transferts croissants de la diaspora. Outre les aides internationales – lesquelles diminuent à mesure que l’économie se développe –, ce déficit est financé par l’entrée nette de capitaux, sous forme d’emprunts, et d’investissements directs étrangers en hausse, notamment dans les grands projets hydroélectriques et ferroviaires.
Dérive autoritaire et intégration régionale
Longtemps présenté comme un modèle « démocratique » dans la région, malgré la récurrence des épisodes révolutionnaires (2005, 2010, 2020) – favorisés par la pauvreté, la mauvaise gouvernance et les divisions régionales –, le Kirghizistan verse de plus en plus dans l’autoritarisme. En 2020, d’importantes manifestations provoquent l’annulation des élections législatives et la démission du président Sooronbay Jeenbekov. Fraichement sorti de prison, Sadyr Japarov remporte la présidentielle en janvier 2021, au terme d’une campagne libre bien qu’asymétrique (en termes de moyens financiers et de médiatisation des 17 candidats). Il conforte son assise en remportant également une majorité absolue lors des élections législatives de novembre 2021. Dans le même temps, il change la Constitution, par référendum pour renforcer le pouvoir présidentiel au détriment de ceux du Parlement. Depuis lors, il s’efforce d’accroître son emprise relative sur la vie politique, par exemple en faisant adopter, en avril 2024, un projet de loi restreignant la liberté de la presse, sur le modèle de la législation russe, ou en arrêtant militants et journalistes de l’opposition, au risque d’attiser le mécontentement de la population.
Depuis l’élection de Japarov en 2021, le pouvoir projette une image de stabilité relative, soutenue par des performances économiques notables et par la montée en puissance d’un nationalisme conservateur et populiste, enraciné dans la société kirghize depuis l’indépendance en 1991. Cependant, cette stabilité pourrait bien n’être qu’apparente : la faible participation aux derniers scrutins (30% lors du référendum constitutionnel), ainsi que la pratique révolutionnaire coutumière laissent craindre l’éclatement d’un mouvement populaire lors des élections législatives et présidentielle à venir, respectivement en 2026 et 2027.
Au même titre que le Kazakhstan et la Russie, le Kirghizistan fait partie de trois grandes organisations interétatiques régionales : l’Union économique eurasiatique, qui comporte une zone de libre-échange, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dirigée par la Russie, et l’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS), alliance économique et militaire incluant la Chine. Cette intégration régionale contribue à renforcer les liens déjà étroits avec la Chine et la Russie. Pour la Chine, cela se manifeste sur les plans financiers, commerciaux et logistiques (avec la Belt and Road Initiative). La Russie joue un rôle davantage politique : impliquée dans la défense du pays, et partageant avec lui une forte proximité culturelle, la Russie dispose même d’une base aérienne proche de Bichkek. Les relations avec l’Occident sont plus mesurées. Les relations avec les États-Unis se sont distendues depuis la fermeture de la base militaire de Manas en 2014. L’Union européenne, de son côté, a renforcé ses liens avec le Kirghizistan à travers un accord de partenariat et de coopération renforcé (EPCA) en 2024. Enfin, le Kirghizistan entretient des relations économiques étroites avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. En revanche, ses relations avec le Tadjikistan sont, historiquement, plus tendues en raison de différends frontaliers récurrents dans la vallée de Ferghana, une région à haut potentiel hydroélectrique. Cependant, les deux pays ont signé un accord en mars 2025, supposé régler définitivement la délimitation de la frontière.